04/11/2018
PHRASES RETENUES (10) Laurent Gaudé
D'un livre à l'autre,
des phrases m'agrippent,
me hantent, me poursuivent.
Ou me questionnent...
Comme ces lignes de Laurent Gaudé
à propos d'une ville qui fut presque mienne
et qui aujourd'hui, me terrifie, de loin.
«Il aime cette ville plus que toute autre, sa violence épaisse, vieille comme une vendetta des montagnes, sa nervosité dans les rues de Hamra et son calme majestueux, le matin, sur les restaurants de la Corniche où l’on peut prendre le petit-déjeuner face à la mer. Il aime cette ville qui hésite sans cesse, ne sachant si elle doit tout raser pour se reconstruire ou tout conserver pour que les blessures du passé soient visibles et servent de leçon aux générations à venir, qui hésite toujours et ne choisit jamais car avant qu’elle n’ait le temps de le faire, elle est reprise par ses démons et se mord à nouveau avec voracité, saigne et se met en lambeaux.
Il aime cette ville parce que le monde entier est là, les Druzes, les Kurdes, les Palestiniens, les Arméniens, ceux qui reviennent au pays une fois l’an pour revoir leur vieille mère… , et qui parlent toutes les langues car cela fait longtemps que le monde est aux Libanais, eux qui se déchirent leur terre mais parcourent les mers, fils de Phéniciens…»
Photos de Beyrouth: Gilberte Favre
* Écoutez nos défaites, 2016, Editions Actes Sud.
15:24 Écrit par Gilberte Favre dans Culture, Images, Lettres, Monde, Nature, Voyages | Lien permanent | Commentaires (0) |
11/05/2018
HEROS ET ARTISTE: JEAN HELION
En 1943, le témoignage de l’artiste français Jean Hélion
fut un best-seller aux Etats-Unis.
Intitulé They shall not have me*,
ce document unique
– dans la veine des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov –
vient enfin d'être édité en français
grâce à Claire Paulhan, petite-fille de Jean.
ILS NE M’AURONT PAS** est un livre précieux
non seulement pour sa valeur documentaire et sa qualité littéraire
mais surtout parce que, écrit sur le vif par un homme exceptionnel,
ce récit est un hymne au courage et à la fraternité.
De l’Amérique au rapatriement volontaire
De son vrai nom Jean Bichier (1904), Jean Hélion était un écrivain et peintre français aux talents multiples. Proche de Raymond Queneau, Mondrian, André Breton et Tristan Tzara, il fut l’un des premiers à introduire l’art abstrait aux Etats-Unis. Il se trouvait précisément en Virginie depuis 1936 lorsqu’il demanda à se faire rapatrier pour combattre l’armée allemande qui venait d'occuper sa patrie. Aussitôt arrivé, il se fait capturer lors de l'Armistice. Il est ensuite interné dans un camp de prisonniers en France puis est «expédié» dans un kommando agricole de Poméranie où il devint notamment ramasseur de pommes de terre sur le domaine de la baronne von Zitzewitz.
Jean Hélion au temps du stalag.
Du stalag à l’évasion d’un bateau-prison
Dans cet enfer du stalag, autant dire que les Conventions de Genève n’étaient pas souvent respectées, ce qui n'empêcha pas Jean Hélion de garder son esprit de solidarité, sa dignité et son humour.
L'artiste y endura les humiliations, la famine et les poux mais il ne désespéra jamais. Plus tard déporté sur le bateau-prison Nordenham, il veilla sur le sort de ses camarades et organisa des spectacles et des enseignements afin de les empêcher de sombrer.
Son kommando le choisit en tant qu’«homme de confiance». Le 13 février 1942, il réussit à s’échapper avec la complicité de trente de ses compagnons.
Ils ne m'auront pas
Un magnifique objet typographique accompagné d'illustrations
(photos historiques, reproductions d'œuvres d'art) pour un témoignage rare.
Le récit de Jean Hélion est articulé en quatre partie (La Chute, Captivité, Automne/Dix recrues agricoles, Travail forcé/Un camp de prisonniers dans un grand port, Evasion) et articulé en vingt-neuf chapitres intitulés, entre autres, «De la marchandise humaine expédiée en Allemagne», «Pommes de terre», «En route pour nulle part sur un bananier», «La Vie autour du Lagerführer (la caverne d’Ali Baba), «Divertissement et vie intellectuelle» et «A l’ombre des croix gammées en fleurs»...
Cet ouvrage peut se lire comme un roman d’aventures. Mais ses personnages – Français, Polonais, Arabes, prisonniers, gardiens de camps, Kommandoführer, Unteroffizier et civils allemands – ne relèvent pas de la fiction. Ils ont réellement peuplé l’enfer du stalag. Pour Jean Hélion, tous étaient des humains. Aussi n’y a-t-il pas de place dans son récit pour la haine et le ressentiment.
Ces années-là ont transfiguré à jamais l'artiste. A la fin de la guerre, probablement pour avoir touché le fond du fond de la cruauté humaine, le maître de l'art abstrait finit par retourner au figuratif. Son œuvre en porte les stigmates et une indubitable joie de vivre. Car «ils ne l'ont pas «eu». Hélion a survécu, écrit et peint jusqu'en 1983.
Plus de trente ans après sa disparition, les temps n'ont pas changé (voir Syrie, Kurdistan, Yémen, Palestine...) au chapitre de l'intelligence humaine. Voilà pourquoi le témoignage de Jean Hélion rejoint l'actualité du XXI ère siècle et restera.
Retour au figuratif pour celui qui avait introduit l'art abstrait aux Etats-Unis.
C'était après la Deuxième Guerre mondiale...
Savoir encore
Un catalogue Jean Hélion a été publié en 2004 par le Centre Pompidou à l’occasion de son centenaire:
http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-HELION/helion.htm
Ses archives reposent à l’IMEC (Institut Mémoires de l’Edition contemporaine).
L’artiste français a été le mari de Pegeen Vail (qui lui a donné trois fils) avant d’épouser Jacqueline Ventadour. Elle-même fut engagée à l’âge de dix-huit ans dans les Forces françaises libres.
Claire Paulhan
Les Editions Claire Paulhan sont spécialisées dans les autobiographies littéraires. A leur catalogue figurent, parmi beaucoup d’autres auteurs, Audiberti, Eluard, Grenier, Mauriac, Larbaud, Michaux, Jouve, Paulhan et Rivière.
www.paulhan.com
Jean Hélion dans le texte
«Dans un village, des femmes en larmes
nous jetèrent des pains de deux kilos
qui furent instantanément débités
en minuscules morceaux.
Pas une miette ne parvint jusqu’à moi.
Deux mille hommes criant «du pain, du pain»,
cela fait beaucoup…»
«Ce jour-là, j’ai abandonné
mes dernières possessions.
Je n’avais plus ni savon, ni rasoir,
ni chaussettes de rechange.
Il m’était indifférent
de ne plus avoir figure humaine,
mais je m’accrochais à ma serviette de cuir
contenant un seul livre et quelques dessins***.
Je m’endormis la tête posée dessus».
«Mais elle**** aussi avait un maître.
Sur sa poitrine, placée si haut
que son cœur ne pouvait aucunement être concerné,
elle portait une petite croix en émail,
témoignage de son allégeance
envers un peintre en bâtiment autrichien et fou,
hanté par un rêve prussien.
Il lui avait enlevé les meilleurs de ses serfs
au bénéfice de ses armées,
et lui avait poliment prêté
un lot d’esclaves français».
«Celui qui avait envie de pleurer se cachait le visage dans le rouleau de sous-vêtements qui lui servait d’oreiller
afin que nul ne l’entende».
* E. P. Dutton & Company, New York, 1943.
** http://www.clairepaulhan.com/auteurs/jean_helion.
Collection Pour Mémoire, 414 pages, annotation et préface d’Yves Chevrefils Desbiolles; traduction de Jacqueline Ventadour.
*** Ces carnets de dessins lui furent subtilisés le 25 août 1940. Hélion, qui avait éternisé par le crayon ses camarades et gardiens de stalag, le regretta jusqu'à la fin de sa vie.
****La baronne von Zitzewitz.
13:22 Écrit par Gilberte Favre dans Culture, France, Images, Lettres, Monde, Solidarité | Lien permanent | Commentaires (0) |